Est-il question de la même ville ? D’un côté, la description de Marseille, par l’établissement public d’aménagement Euroméditerranée sur son site : «Ville méditerranéenne durable de demain», «troisième quartier d’affaires de France», «référence dans le monde de l’urbanisme»… De l’autre, le portrait qu’en a dressé en 2013 l’économiste Philippe Langevin, alors maître de conférences à Aix-Marseille : «Les 10 % des ménages les plus riches gagnent plus de 15 fois plus […] que les plus pauvres. Cet écart ne se constate nulle part ailleurs. Plus qu’une ville pauvre, Marseille est une ville éclatée, dont l’unité de façade ne doit pas faire illusion.»

Qui dit vrai ? D’une certaine manière, les deux. D’un côté, Euroméditerranée affiche ses résultats. Depuis que l’Etat a lancé cette opération d’intérêt national sur Marseille il y a plus vingt ans, prenant de fait les rênes de la ville, les «directeurs successifs de l’établissement public qui la gère tentent de faire entrer la deuxième municipalité de France dans les clous des métropoles «normales».

Business

Ainsi, dans le périmètre de la première phase (1995-2015), sur l’ancien port industriel, Euroméditerranée a-t-il amené 5 200 entreprises et 37 000 emplois. Les anciens docks de la Joliette ont été transformés en bureaux. La tour de l’armateur CMA-CGM (dessinée par l’architecte Zaha Hadid), la récente tour La Marseillaise (due à Jean Nouvel), ainsi que la transformation d’un ancien embarcadère en centre commercial ont greffé sur Marseille un urbanisme de business un rien hors-sol, mais conforme aux goûts de la fin du XXe siècle.

Pour la deuxième phase, qui élargit le périmètre, Euroméditerranée colle cette fois à l’air du temps du XXIe siècle, et lance Smartseille, «laboratoire de l’écocité Méditerranée». Le projet coche toutes les cases : hybridation, numérique, collaboratif… Dans les nouveaux immeubles, bâtis par Eiffage ou Linkcity, les appartements sont proposés à plus de 3 000 euros le mètre carré. Tout cela a été élaboré «en parfait accord avec les collectivités et notamment la Ville de Marseille», affirme le dossier de présentation.

Ces grands plans sont-ils faits pour les habitants de Marseille ? Pas sûr. Là intervient l’autre vérité, celle des statistiques, telle qu’exposée par Philippe Langevin dans une étude (1) intitulée «Marseille, ville pauvre ?». Le point d’interrogation est superflu car la réponse est clairement affirmative. Certes, le chercheur admet que des indicateurs «témoignent d’une dynamique positive» alors que Marseille a été «longtemps considérée comme une ville entrepôt aux fréquentations douteuses». Mais le niveau de vie des habitants, lui, peine à progresser : «Marseille va mieux que les Marseillais», écrit-il.

«Survivre»

Le tableau qu’il dessine de la ville montre que les projections enchantées d’Euroméditerranée peuvent avoir un effet délétère. «Marseille isole de plus en plus la partie la plus précaire de ses habitants qui voient la ville se transformer sans qu’ils en aient leur part. Les nouveaux logements sont trop chers pour eux, les emplois créés ne leur sont pas accessibles, l’université leur est étrangère. Alors, ils se replient sans bruit sur des vies pauvres que la statistique ne connaît pas et que les cadres supérieurs, les ingénieurs et les aménageurs ne rencontrent jamais.»

Le système économique de la ville ne crée pas assez d’emplois «et le taux de chômage est structurellement plus élevé qu’au niveau national». A cela s’ajoute une pauvreté plus «intense» dans les Bouches-du-Rhône que dans le reste du pays. «Ce nouveau prolétariat fait peu parler de lui». Et pourtant, «protégé par les systèmes sociaux […], soudé par les communautés d’origine, bénéficiaire de l’entraide familiale, il construit d’autres Marseille sur une étonnante capacité à bricoler pour survivre». Malheureusement, ce type de compétences ne donne aucun accès au Marseille nouvelle manière.

Peut-on espérer que par ruissellement, Euroméditerrannée finisse par améliorer la situation des Marseillais ? Dans la métropole lilloise, l’opération Euralille, menée par des élus autrement plus actifs, n’a pas réussi à réduire les inégalités.

(1) Marseille, ville pauvre ? Une approche monétaire, de Philippe Langevin, maître de conférences à Aix-Marseille Université (2013).

Sibylle Vincendon