par lemoniteur.fr
Alors que tout le monde s’accorde sur la nécessité de rénover la place Jean-Jaurès, espace public emblématique du centre de la ville, le projet fait l’objet aujourd’hui d’une opposition grandissante. Pour permettre au chantier de se dérouler sans heurts, la Soleam, concessionnaire de la Ville, a installé un mur de béton clôturant l’espace public.
Depuis le 31 octobre dernier, la place Jean-Jaurès à Marseille, que les Marseillais appellent « La Plaine », est entourée d’un mur de béton de 2,5 m de haut que les ouvriers ont érigé durant 3 jours sous la protection de dix compagnies de CRS. C’est désormais derrière ce mur que va se dérouler le chantier de requalification de la place.
Une situation choquante pour certains des riverains. Gérard Chenoz, adjoint au maire, délégué aux grands projets d’attractivité, conseiller communautaire de la métropole Aix-Marseille-Provence, et président depuis juin 2014 de la Soleam (société locale d’équipement et d’aménagement de l’aire métropolitaine), à qui la Ville et la Métropole ont délégué la maîtrise d’ouvrage du projet de la Plaine, dit regretter grandement ce dispositif « qui nous est imposé pour la sécurité de tous et qui, à cause de quelques-uns, va générer des surcoûts financés par l’argent public ».
Surcoût qu’il estime à 390 000 euros, sur un budget total annoncé de 13,5 millions d’euros HT.
Situé dans un quartier emblématique de Marseille, qui héberge depuis trois décennies une vie culturelle forte, une scène musicale emblématique et de nombreux ateliers d’artistes, cet espace public de près de 2 ha, la plus grande place de la ville, souffrait depuis de nombreuses années de dysfonctionnements : équipements vieillissants, notamment le jardin d’enfants, éclairage public déficient, revêtement du sol dégradé au fil des différents travaux sur les réseaux.
Sa rénovation était attendue pour la renforcer dans son rôle d’épicentre de la vie nocturne, créative et populaire de Marseille.
Un dialogue qui ne s’est jamais établi
En 2015, la Soleam a présenté un projet d’intention. Mais ni ce premier projet, ni le projet lauréat de l’appel d’offres de la Soleam début 2017(lire fiche technique ci-dessous) n’ont véritablement convaincu.
Réunis dans un collectif baptisé « L’Assemblée de la Plaine », les opposants ont réclamé dès le début une rénovation « discutée avec et pour les habitants ». Le dialogue ne s’est jamais noué avec la mairie. Quelques semaines après avoir remporté l’appel d’offres, l’architecte milanaise Paola Vigano, associée à l’agence de paysagistes APS (mandataire), a démissionné, laissant APS assumer seul le projet. Elle ne s’est jamais exprimée sur les raisons de cette démission.
Quatre phases de chantier abandonnées
Et ce n’est pas là le dernier rebondissement du projet. A quelques jours du démarrage des travaux, mi-septembre 2018, la Soleam annonce l’abandon des quatre phases du chantier, un phasage qui devait permettre de maintenir une activité partielle sur la place, notamment celle d’une partie du marché tri-hebdomadaire. La neutralisation pendant au moins deux ans de la place déclenche la colère des opposants ainsi que d’une grande partie des habitants et des commerçants, placés devant le fait accompli.
« Le marché de la Plaine, c’est fini ! » déclare Marie-Louise Lota, adjointe au maire chargée des emplacements. Formule malheureuse qui mobilise d’autant plus les oppositions.
L’Assemblée de la Plaine ayant alors décidé d’occuper l’espace, la pose des palissades de chantier, le 11 octobre, a dû se faire sous protection de 150 CRS. Bousculades et gaz lacrymogènes. La coupe d’une quarantaine d’arbres, le 16 octobre, toujours sous protection policière, provoque un nouveau tollé, alors qu’il avait été certifié par la Soleam qu’aucun arbre ne serait coupé.
Pétition
La Plaine devient alors une cause à défendre bien au-delà des frontières de la cité phocéenne. Une pétition sur change.org pour refuser le projet actuel de la Soleam et demander « un aménagement avec et pour les habitants » recueille plusieurs milliers de voix en quelques jours, près de 5200 signatures à ce jour. Le 20 octobre, une manifestation sur le Vieux-Port rassemble 3 000 personnes. Un appel lancé par l’association « Un centre-ville pour tous », qui demande d’« arrêter le chantier de la Plaine pour rouvrir le débat : comment construire la ville pour ses habitants ? », recueille plus de 900 signataires.
En font partie des professionnels de l’aménagement (l’architecte Patrick Bouchain, le paysagiste Gilles Clément, le philosophe de l’urbain Thierry Paquot, la sociologue Monique Eleb, le géographe Michel Lussault…), des écrivains (Patrick Chamoiseau, Jean-Christophe Bailly ou Nathalie Quintane), mais aussi des universitaires, des artistes, des éditeurs…
« Pas simplement un mobilier urbain »
« Une place publique, rappelle ainsi Thierry Durousseau (1), architecte et connaisseur de l’histoire de l’architecture à Marseille, ce n’est pas simplement un mobilier urbain ou un revêtement de chaussée, il y a des habitants qui y vivent, qui y passent, qui viennent s’y divertir, s’y reposer ou simplement s’y rencontrer ». « Ce mur est un aveu de faiblesse, poursuit-il, la Ville se cache derrière lui, elle s’enferme. Elle invente le premier espace public muré ».
Et Christian Tamisier (1), co-fondateur de l’Ecole du paysage de Marseille de préciser que « cette place, comme très souvent dans les villes, est aussi le lieu de convergence de plusieurs quartiers alentour, des quartiers souvent différents que la place met en relation. Il faut en tenir compte quand on intervient sur l’espace public. »
Un « laboratoire d’expérimentation urbaine populaire » en gestation
De l’opposition ne ressort pas que le rejet. Ainsi, dans le prolongement de son appel à rouvrir le débat, l’association « Un centre-ville pour tous » envisage de faire participer un certain nombre des signataires à une sorte d’université populaire de l’urbanisme, qui se tiendrait à la Plaine, pour mieux faire circuler la connaissance en matière d’aménagement urbain et donner accès à tous à ce bien commun qu’est la ville.
Elle se place ainsi dans la continuité des réflexions sur les conditions de développement des projets urbains en y associant les citoyens. Sur la Plaine, on voit ressurgir « Le droit à la ville », publié en 1968 par le philosophe et géographe Henri Lefebvre, un concept qui définit les villes comme des biens communs accessibles à tous les habitants. On y entend aussi réaffirmer la notion de « maîtrise d’usage », ce troisième pilier de la décision avec le maître d’ouvrage et le maître d’œuvre. Un pilier qui entend bien peser et faire valoir son point de vue.
Ainsi, la Plaine pourrait devenir un « laboratoire de l’expérimentation urbaine populaire » qu’appellent de leurs vœux les partisans d’une vraie concertation dans la construction de la ville. Pour l’heure, une cinquantaine de personnes bloquent tous les matins l’accès au chantier, qui doit être tous les matins débloqué par les forces de police. On se dit qu’il serait peut-être plus simple de dialoguer.
(1) signataires de l’appel d’« Un centre-ville pour tous »
Fiche technique
Maîtrise d’ouvrage : Ville de Marseille / Soleam.
Maîtrise d’œuvre : APS (paysagiste mandataire), Sitétudes (BET VRD), D+P Architectes, Lamoureux-Ricciotti (BET structure), Les Éclaireurs (BET éclairage), Llorca (Bet fontainerie), CEC (BET construction), Horizon Conseils (BET mobilité) et Adret (BET HQE).
Calendrier : début du chantier, septembre 2018; livraison prévisionnelle, fin 2020.
Coût : 13,5 M€ HT